Jules Vernes, 1876

Dans cette salle – on l’entendait de reste – une foule immense applaudissait à la faire crouler. En dehors
s’étendait une longue queue, à travers laquelle se propageait l’enthousiasme de l’intérieur. À la porte s’étalaient
des affiches gigantesques, avec ce nom en lettres colossales :

PIANOWSKI
PIANISTE DE L’EMPEREUR
DES ÎLES SANDWICH.

Je ne connaissais ni cet Empereur ni son virtuose ordinaire.
« Et quand Pianowski est-il arrivé ? demandai-je à un dilettante, reconnaissable à l’extraordinaire
développement de ses oreilles.
– Il n’est pas arrivé, me répondit cet indigène, qui me regarda d’un air assez surpris.
– Alors, quand viendra-t-il ?
– Il ne viendra pas », répliqua le dilettante.
Et, cette fois, il avait parfaitement l’air de me dire : « Mais vous, d’où venez-vous donc ? »
– « Mais, s’il ne vient pas, dis-je, quand donnera-t-il son concert ?
– Il le donne en ce moment !
– Ici ?
– Oui, ici, à Amiens, en même temps qu’à Londres, à
Vienne, à Rome, à Pétersbourg et à Pékin !
– Ah ça ! pensai-je, tous ces gens-là sont fous ! Est-ce que, par hasard, on aurait laissé fuir les pensionnaires
de l’établissement de Clermont ? »
« Monsieur, repris-je…
– Mais, monsieur, me répondit le dilettante, en haussant les épaules, lisez donc l’affiche ! Vous ne voyez
pas que ce concert est un concert électrique ! »
Je lus l’affiche !… En effet, dans ce même moment, le célèbre broyeur d’ivoire, Pianowski, jouait à Paris,
à la salle Hertz ; mais au moyen de fils électriques, son instrument était mis en communication avec des pianos
de Londres, de Vienne, de Rome, de Pétersbourg et de Pékin. Aussi, lorsqu’il frappait une note, la note identique
résonnait-elle sur le clavier de ces pianos lointains, dont chaque touche était mue instantanément par le courant
voltaïque !
Je voulus entrer dans la salle ! Cela me fut impossible ! Ah ! je ne sais pas si le concert était électrique, mais
je puis bien jurer que les spectateurs, eux, étaient électrisés !
Non ! Non ! je n’étais pas à Amiens ! Ce n’était pas dans cette sage et grave cité que se passaient de
pareilles choses !